Exiger un français soigné fait-il de nous des élitistes?

Qui honnêtement aime qu’un étranger sur les réseaux sociaux corrige ses fautes d’orthographe? Et puis, est-ce que c’est impoli de corriger les gens publiquement?
 
Il n’y a pas de réponse facile puisque chaque personne possède sa propre sensibilité. Pour compliquer les choses, on doit souvent laisser le bénéfice du doute à ceux et celles qui relèvent nos erreurs. En effet, il est difficile de lire l’intention de nos interlocuteurs sur les réseaux sociaux. L’image de profil fixe et la suite de mots ne s’accompagnent malheureusement pas de l’inflexion de la voix.
 
Parfois, les intentions malveillantes sont toutefois assez claires. Si vous avez déjà suivi un débat houleux en ligne, vous avez peut-être vu une personne ridiculiser les arguments d’une autre sous prétexte qu’ils étaient présentés avec des fautes de français. C’est comme si on cherchait à créer une équivalence entre les fautes d’orthographe commises et une certaine faiblesse intellectuelle.
 
C’est également mon impression lorsque l’on commente de façon humoristique un propos en ayant recours à un français volontairement pauvre. C’est un peu comme si l’on voulait imiter un groupe social qui serait politiquement, mais aussi linguistiquement, arriéré (en écrivan un peu komme co).

Aimer le français sans laisser personne derrière

 
En tant que réviseuse linguistique, je me sens assez ambivalente en ce qui concerne l’importance accordée aux textes « sans fautes ». D’un côté, mon gagne-pain existe parce qu’il y a des normes de français, qu’on les valorise socialement, et que c’est un standard difficile à atteindre pour l’individu lambda. Si c’était facile d’écrire sans coquilles ou si c’était plus accepté d’écrire avec des fautes, mon travail disparaitrait.
 
En même temps, je me positionne contre l’utilisation du français sans fautes comme outil d’intimidation ou de déclassement social. Se moquer des gens à cause de la qualité de leur français, c’est rabaisser beaucoup d’individus, y compris notre population d’analphabètes fonctionnels au Québec (34.3 % de la population, selon la Fondation pour l’alphabétisation).

Se positionner en tant que professionnelle de la langue

 
Pour m’aider à représenter ma situation ambivalente de réviseuse qui milite pour l’inclusion de toutes et tous malgré leur niveau de littératie, j’ai conçu le graphique suivant.

Crédit : Roxane Nadeau (roxanenadeau.com)


 
Le français normatif, c’est un peu comme une pyramide. La partie la plus pointue est réservée aux locuteurs qui maîtrisent très bien les règles de grammaire et qui peuvent s’exprimer en contexte officiel ou solennel. La base de la pyramide, c’est le français socialement proscrit, familier. C’est celui que les locuteurs utilisent pour converser ensemble tous les jours, mais qui a paradoxalement bien peu de place sur nos plateformes officielles (dans le journal, à la télé, à la radio).

À lire également : Est-ce qu’on dit entrepreneure ou entrepreneuse?

Français prescrit et proscrit

 
Le serpent représente le mouvement qui permet à la pyramide de garder sa forme (avec peu de gens en haut et peu de gens en bas). Les gens sont relégués à un français socialement proscrit, donc invisible dans la sphère publique.
 
Les raisons peuvent être multiples. Il peut s’agir de cours de français inaccessibles ou de standards par rapport au français « acceptable » impossibles à atteindre. C’est aussi le cas quand on refuse de laisser entrer dans les dictionnaires les expressions très utilisées par la population ou quand on dissuade la prise de parole en menaçant de les punir pour leurs fautes. Ou encore quand on rejette les initiatives d’inclusion sociale en langue comme la féminisation ou le français neutre dans le genre.
 
L’échelle illustre la partie disruptive qui permet aux gens en bas de la pyramide de rejoindre le haut. C’est elle qui change la langue que l’on se permet d’entendre en public et d’ainsi transformer les caractéristiques du français normatif.
 
On peut réussir à renverser l’effet de classement social du français en améliorant l’éducation populaire des langues, en promouvant la créativité linguistique, en créant des programmes d’alphabétisation, en facilitant l’accès à la lecture et en adoptant des manières d’écrire féminisées ou inclusives.

L’approche inclusive, un défi quotidien

 

La page Facebook de l’Insolente linguiste (Anne-Marie Beaudoin-Bégin), l’auteure de l’excellent livre « La Langue rapaillée » (qui m’a inspiré pour cet article), est un bel exemple d’éducation populaire. D’ailleurs, lorsqu’il est question de signaler les fautes à quelqu’un sur les réseaux sociaux, elle conseille de passer par voie privée. Il est préférable d’envoyer un message sur le clavardage Facebook plutôt qu’en commentaire sous une publication. De plus, elle conseille aux gens de signaler les erreurs par phrase complète plutôt que par un message minimaliste qui peut vite sembler condescendant. Selon moi, c’est un moyen facile de passer du serpent (punir les gens pour leurs fautes) à l’échelle (éducation populaire).

Qui aime qu'un étranger sur les réseaux sociaux corrige ses fautes d'orthographe? Est-ce que c’est impoli de corriger les gens publiquement? De quelle façon être plus inclusive à travers la langue française? #français #langue #inclusive #rédaction

Est-ce qu’un monde sans français normatif serait meilleur?

 
À première vue, on pourrait croire que je n’accorde aucune valeur au français normatif et que je crois qu’il est surtout un outil de hiérarchisation sociale injuste. La vérité, et mon opinion, sont beaucoup moins simples.
 
Dans ma fonction professionnelle, mon rôle est d’adopter une approche prescriptiviste (de juge), alors que je suis plutôt descriptiviste (une observatrice) dans mon quotidien et sur les réseaux sociaux. Le français soigné n’a pas qu’une fonction esthétique ou de classement de la population selon leur éducation. C’est aussi un moyen par lequel on peut communiquer un texte à un grand nombre en réduisant les risques d’erreur et d’ambiguïtés.
 
Par exemple, quand on a une discussion avec cinq personnes qui se connaissent sur Facebook, les fautes d’orthographe ne provoqueront peut-être pas d’incompréhension insurmontable. Par contre, si un texte figure dans un livre imprimé destiné à des milliers de lecteurs, les erreurs de grammaire risquent de créer une confusion sincère chez plusieurs. Un français soigné aura tendance à améliorer la compréhension d’un discours, nonobstant la culture personnelle ou l’état d’esprit des lecteurs.

Liberté et censure linguistique

 
Dans certains contextes, j’ai aussi l’impression qu’un texte sans fautes revêt le statut de produit de luxe. Oui, c’est un beau cadeau que de lire un texte soigné sur les réseaux sociaux. Mais parfois, l’absence de fautes n’est possible qu’en sacrifiant un choix de vocabulaire ou de syntaxe audacieux.
 
En situation sociale, je préfère voir les gens s’exprimer librement plutôt que se censurer à travers un vocabulaire qui leur parait sans risque. J’aime mieux une brique de texte émotive avec quelques fautes ponctuelles plutôt qu’un mince paragraphe de quelques mots ordonnés platement et écris de façon impeccable. Je ne veux pas créer de faux dilemme, mais je pense que pour plusieurs, le choix doit être fait entre un texte long publié rapidement et un qui serait dénué de fautes.

Devenir moteur de changement

 
Il est assez difficile de participer à la « pyramide du français normatif » tout en souhaitant aider celles et ceux qui sont laissés derrière au nom de l’orthographe. La pyramide existe et ça serait en dehors de mon pouvoir de la détruire à moi seule. Cependant, je peux aider à changer les choses en faisant « grimper » le monde et en refusant de « pousser » les autres vers le bas.
 
Voici des comportements que je refuse d’adopter pour  :
 

  • Rire publiquement des fautes de français des autres;
  • Me faire l’arbitre du français familier ou parlé;
  • Jouer à la police de la langue dans les conversations en ligne;
  • Rejeter la féminisation du français ou sa neutralisation.

Je vais tenter de « faire grimper » en :

  • tentant de partager des informations pertinentes sur la langue;
  • promouvant les initiatives linguistiques;
  • étant réceptive au contenu du message plutôt qu’au contenant quand on s’adresse à moi;
  • incluant le français féminisé ou neutre dans mes textes.

Et vous, qu’en pensez-vous? Comment voyez-vous une approche du français plus inclusive?

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À PROPOS DE L’AUTEURE

Roxane Nadeau

Poète et experte du service à la clientèle au journal Le Devoir, Roxane essaie de faire le pont entre le monde culturel et celui des entreprises. Elle fait de la révision et de la rédaction en tant que travailleuse autonome. Sa valeur phare: trouver le mot juste pour rejoindre les gens.
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